A chacun sa conquête

Août 2024

«L’alpinisme, à ses débuts, est basé sur un postulat arbitraire: anthropocentrique (les montagnes ne sont devenues un thème que depuis que certaines personnes les gravissent d’une certaine manière), patriarcal (le premier alpiniste était un homme), eurocentrique (il fallait grimper le toit de l’Europe), logocentrique (pour réécrire l’histoire) et colonialiste (l’alpinisme se pratique aussi dans l’Himalaya). »
Cette citation est attribuée à Helga Peskoller, alpiniste et professeure d’Université en Autriche dans un de ses ouvrages retraçant l’histoire culturelle de la hauteur.

Et je dois avouer que quand je l’ai parcourue, dans l’excellent livre «Les Alpes, un monde vivant» du Club Alpin Suisse, cette phrase m’a stoppée net. Anthropocentrique, patriarcal, eurocentrique, logocentrique et colonialiste. L’alpinisme? Cette pratique de la montagne qui, pour beaucoup, constitue aujourd’hui un échappatoire au monde moderne, un retour à soi et une discipline synonyme de pureté et de simplicité?

En repassant rapidement l’Histoire, il faut avouer que, malheureusement, ces qualificatifs se vérifient. Les premiers à gravir les montagnes avec le sommet pour objectif étaient majoritairement des étrangers. Des hommes particulièrement, les femmes n’ayant été acceptées au Club Alpin Suisse qu’en 1980. Le tout, souvent dans une logique de lutte nationaliste, l’acte servant à asseoir un pouvoir et démontrer une supériorité.

Il serait évidemment réducteur de limiter la pratique de la montagne à ces cinq adjectifs. Mais tout de même, cette citation me pousse à examiner mes propres motivations à chatouiller les cimes. Il y a-t-il une volonté de gagner, de vaincre quelque chose? Certainement. Mais ne prétendant ni aux records ni aux premières, la bataille se joue avant tout contre moi-même. Contre certaines peurs ou une confiance un peu fuyante.

Deux pages plus loin, une nouvelle citation. «Cela ne fait que peu de sens de diriger nos pas vers les montagnes s’ils ne nous mènent pas au-delà.»
Cette phrase du naturaliste et écrivain américain Henry David Thoreau se fraye, elle, directement un chemin en moi.
Si je me retrouve parfois conquérante, c’est avant tout de l’inutile pour reprendre la formule notoire de Lionel Terray.
Mes pas en montagne ne vont ni faire date, ni réécrire l’Histoire. Seules quelques discrètes traces manuscrites attesteront de mes passages dans de poussiéreux livres de cabane.
Mais l’empreinte que les ascensions me laissent est toujours la même. Au coeur de l’immensité, je me sens petite, vulnérable et transcendée à la fois.
Et ce sentiment, j’en suis certaine, devait également habiter les pionniers, poussés ou non par leur égo, club alpin ou nation.

 

Découvrez le PDF de la chronique rédigée pour le magazine La Randonnée, juin 2024