L’impermanence et le rhododendron

Juillet 2023

Je me revois, au troisième rang, proche de la fenêtre, à rêvasser en scrutant la Cime de l’Est qui surplombait notre collège ou à fixer les aiguilles de l’horloge du clocher qui semblaient s’être arrêtées.

Dans la classe, notre bien-aimé professeur de philo essayait tant bien que mal de nous familiariser avec les Présocratiques. «On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve», énonçait-il en citant Héraclite. «S’il le dit… », pensais-je, loin de saisir la profondeur de la position de ce philosophe du 6e siècle avant notre ère. L’impermanence, le changement perpétuel, l’identité mouvante… tous ces concepts ne touchaient pas forcément l’adolescente extravertie que j’étais. Moi, j’aimais l’action, le concret, les langues vivantes.
La lecture, les réflexions et les Grecs d’un autre temps, c’était le domaine de ma grande soeur, devenue docteure en philosophie.
D’ailleurs, nous nous amusions souvent à citer des maximes de sages entre nous. Presque toujours sur le ton de la plaisanterie.

Au détour de la trentaine, avec mes lectures sur la philosophie du yoga et surtout mes expériences de méditation, je dois reconnaitre que, dans mon esprit, Héraclite a retrouvé ses lettres de noblesse.
Les rendez-vous quotidiens sur le tapis n’ont laissé aucun doute; on ne salue jamais deux fois le même soleil.

Et depuis deux ans, je remarque que ce précepte s’applique parfaitement à mes balades en nature. Depuis que je porte mon attention successivement sur les plantes, les arbres, les oiseaux, la terre ou l’air à toutes les saisons, le constat est sans appel. On ne gravit jamais deux fois la même montagne. Quelle chance! On peut inlassablement redécouvrir ses classiques.
Et à l’impermanence du végétal, de l’animal et du minéral s’ajoute celle de notre cycle hormonal qui fait qu’au cours du mois, je me sens disons…très plurielle.

Mais Héraclite n’est pas le seul philosophe qui accompagne mes pérégrinations. La semaine dernière en balade sur une crête qui surplombe la plaine du Rhône, je remarque un rhododendron ferrugineux dans un milieu calcaire. Impossible! Je suis certaine que ce rhodo ne pousse qu’en milieu acide!
Je fais part de mes observations à un spécialiste qui m’explique que sur certaines zones décalcifiées par la pluie, cette plante peut tout de même s’épanouir.
Et voilà une des seules vérités que je croyais tenir en botanique s’évanouir. «Tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien», disait l’illustre Socrate.

En nature, tout change et rien n’entre dans des cases. Voilà qui perturbe un peu mes révisions en tableaux Excel en vue de l’examen du brevet fédéral d’accompagnatrice. Mais c’est aussi cette mouvance et subtilité du vivant qui crée l’émerveillement permanent. Désormais, j’adopte une posture sceptique. Et me relie ainsi à Pyrrhon et ses disciples. Est-ce correct grande soeur?

 

Découvrez le PDF de la chronique rédigée pour le magazine randonner.ch, juillet 2023.